Axe 3 | Éthique et politique de la reconnaissance

Mots-clefs : sujet, altérité, médecine durable, écosystème

Un soin centré sur la personne se fonde sur une reconnaissance de l’autre, comme nous y invitent la rencontre de Levinas (1961), le sujet de Canguilhem (1968), l’écoute de Rogers (1996) ou encore l’hospitalité de Derrida (1997). C’est dans la reconnaissance que le soi prend une pleine valeur, c’est dans la relation qu’il fonde sa consistance. Nous entendons la reconnaissance au sens hégélien : l’Anerkennung signifie à la fois connaître l’identité et accorder de la valeur à quelqu’un. Ce sont les deux éléments qui informent le rapport à autrui, la relation intersubjective. Cette conception de la reconnaissance, développée par Fichte et Hegel, est à la fois « relationnelle (en ce qu’elle se réfère aux relations de reconnaissance par les individus) et évaluative (au sens où reconnaître signifie reconnaître la valeur d’une personne ou de ses actes) ». Celle-ci peut s’appliquer aux personnes soignées comme aux personnes qui soignent. La considération a ainsi pu être évoquée comme « valeur professionnelle » des soignants. Travail de soin et soin du travail, en effet, sont intimement liés. Dans un contexte dans lesquels les soignés et les soignants déconsidérés tendent à se percevoir trop peu pris en compte, il importe de repenser les conditions de possibilités de leur reconnaissance respective et mutuelle. Ainsi, penser l’éthique de la reconnaissance dans le care, c’est passer de la rationalité à la relationalité. Deux pistes s’ouvrent dans cette direction.

La première consiste à transposer notion de capabilité, telle que précisée par Martha Nussbaum en tant que manière d’évaluer et comparer des qualités de vie, et d’établir une théorie de la justice sociale fondamentale, dans le secteur de la santé. La capabilité reconnaît au sujet la qualité de personne. Elle fournit des repères éthiques à la définition des objectifs d’une politique de soin. Le concept de « biens relationnels » qu’elle définit dans La fragilité du bien en s’inspirant d’Aristote permet de mettre en évidence la valeur des relations comme condition de l’accomplissement de chaque homme. Cette dimension relationnelle des biens s’inscrit aussi bien dans la durée que dans une logique collective. Cet import de la philosophie morale peut être fécond pour questionner, mettre en perspective, les critères ou principes qui structurent et orientent les institutions de santé. Plus largement, le travail de la Chaire se proposera régulièrement de revisiter les grandes pensées mobilisées dans le champ du soin (de Canguilhem à Levinas, en passant par Derrida, Rogers et Ricœur, de Nussbaum aux philosophies du care, de la littérature à Goffman ou Schütz, etc.) afin de les faire résonner eu égard à la thématique des valeurs du soin.

La seconde piste nous amène à considérer une éthique de la reconnaissance dans une perspective sociétale et environnementale. Il s’agit ici de porter la réflexion sur la relation de soin au-delà de l’échelon interpersonnel pour interroger nos représentations collectives du care. La perspective dite de « médecine durable » nous semble une voie d’entrée appropriée. Cette notion a été formulée au départ dans une idée de soutenabilité des coûts dans un contexte états-unien d’inflation du prix de la santé. Il est possible de lui attacher un prolongement éthique et écologique. Le triptyque « evidence, ethics, economy » mis en lumière par l’Académie suisse des sciences médicales propose une vision enrichie des 3 « E » du management « efficiency, economy, effectiveness ». Peut-on penser une vision plus englobante encore autour d’une formule « 4 E » : evidence, ethics, economy, ecology ? Comment partager en effet cette valeur économique de la relation de soin, la repenser comme variable imbriquée et dépendante non seulement de la qualité du lien social, mais aussi du lien des humains avec leurs milieux ? L’angle de la soutenabilité permet de faire le lien entre économie, anthropologie et écologie. Nous partons du postulat que reconnaître et reconnecter le genre humain à son écosystème est un paramètre fondamental pour une politique de la reconnaissance dans la perspective d’une philosophie du care. Deux voies de recherche seront déployées :
  1. Une attention spécifique sera portée autour de l’impératif « One Health », dans un contexte de multiplication des risques sanitaires à grande échelle et de la vulnérabilité du vivant. Pour penser un modèle économique en santé, ne faut-il pas commencer par interroger nos modèles écologiques, dont dépend notre santé, face à une crise planétaire globale sans précédent (bouleversement climatique ; raréfaction des ressources ; pollutions environnementales, épizooties, antibiorésistance, etc.) ?
  2. Une attention particulière sera portée aux technologies, dans un contexte d’essor de la e-santé. Quelle est la soutenabilité des technologies médicales à long terme (médecine 4P notamment) ? Pour mettre en valeur la relation, nous formulons l’hypothèse que ces technologies ne seront durables que si elles parviennent à hybrider le distanciel et le présentiel dans le soin.
 

Pour aller plus loin

  • Valérie GRESIN, Le sujet à l’épreuve de la guérison. Une intégrité affective au fondement de notre consistance, thèse pour le doctorat de philosophie, Université Lyon 3 / Université catholique de Lyon, 2016, 370 p.
  • Jean-Philippe PIERRON, Prendre soin de la nature et des humains, Paris, Les Belles Lettres, 2019.